dimanche 3 septembre 2017

JUIFS ET MUSULMANS EN TUNISIE



Création le 31 octobre 2017

Depuis le VIIème siècle, Juifs et Musulmans vivent côte à côte en Tunisie, parfois en paix, parfois en conflit. Au XXIème siècle, seules subsistent quelques traces  de la présence juive en Tunisie. Pourquoi cette cohabitation entre les deux peuples a-t-elle duré si longtemps ? Pourquoi s’est-elle achevée brutalement ? (À cela s’ajoutent les dissensions internes entre Juifs portugais et Juifs tunisiens qui s’exacerbèrent à la fin du XIXème siècle).





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Abdelkrim Allagui est professeur à la Faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis. Spécialiste du judaïsme maghrébin,  il retrace sans parti pris l’histoire des Juifs de Tunisie. À travers l’étude des pratiques sociales, économiques et culturelles qui ont fondé les conditions d’une coexistence millénaire, il interroge les raisons du divorce qui a conduit les Juifs à quitter peu à peu la Tunisie musulmane.


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De plus d’un million au milieu du XXème siècle en pays « musulmans », il n’en subsisterait plus que quelques milliers … Événement majeur de notre temps, cette disparition des Juifs du paysage humain des pays du sud de la Méditerranée - sauf en Israël - fait table rase de quatorze siècles d’histoire commune, et crée un antagonisme inédit, créateur d’un conflit permanent.

Suite aux révoltes contre les Romains vers l’an 115, les survivants cherchèrent refuge à Carthage. À une vingtaine de kilomètres subsistent les ruines de la seul synagogue antique découverte en Afrique. Anecdote : l’une des inscriptions latines retrouvées lors des fouilles indique que c’est une jeune fille du nom de Juliana qui a pavé à ses frais la synagogue de Naro (à 100 km au sud ouest de Carthage).

Selon les sources littéraires, le grand polémiste chrétien  carthaginois Tertullien parle des Juifs « dispersés, vagabonds, bannis de leur sol et de leur climat, et il ne leur est pas permis de saluer et de fouler le sol de leur patrie, même à titre d’étrangers ».
Enfin les sources juridiques, vers l’an 400, l’accès aux fonctions publiques fut restreint. L’empereur Justinien transforma les synagogues en églises, et amenant les Juifs à se réfugier dans les massifs de l’intérieur.

Lors de la conquête arabo-musulmane, Chrétiens et Juifs se voient conférer le statut de dhimmis, le « pacte d’Omar » garantissant aux « Gens du Livre » protection liberté du culte et sécurité en échange du paiement de l’impôt de capitation ou jizya. À partir du X ème siècle, Kairouan devient un grand centre commercial et d’érudition juive, rivalisant en importance avec Babylone (Bagdad).


Le pouvoir des Fatimides  se fixe en Égypte et ils confient alors le gouvernement de la région à une nouvelle dynastie d'émirs berbères : les Zirides. En 1048, ces nouveaux dirigeants rompent avec eux et reconnaissent comme suzerain le calife de Bagdad. Les Fatimides réagissent en 1052 en envoyant les Hilaliens piller la région et ravagent de nombreuses villes, notamment Kairouan). 

Lors de l’invasion hilalienne, les dhimmis sont obligés de porter un costume spécial et de teindre le bout de leur turban en jaune … (L'invasion hilalienne de l'Ifriqiya est une invasion qui se déroula au XIe siècle).



Puis ce sont les années noires de la domination des sultans marocains Almohades qui font état d’un hadith (communication orale du prophète de l'islam Mahomet et, par extension, un recueil qui comprend l'ensemble des traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet et de ses compagnons). Ce hadith opportun indique que la liberté de culte accordée par le Prophète aux Juifs et aux Chrétiens est limitée à une période de 500 ans après l’Hégire, c’est-à-dire jusqu’en 1107. Les Juifs n’ont donc plus de raison valable de conserver leur religion et se doivent, par conséquent, d’embrasser l’Islam ! Ce que font de nombreux Juifs, mais tout en gardant la pratique de leur religion.

En 1574, l’Afrique du nord devient une régence de l’Empire ottoman. De moins en moins dépendants de la guerre de course maritime, les Tunisiens se rabattent sur le commerce avec les puissances européennes, et notamment avec la France, pour se doter d’une assise économique viable. Cette politique est très favorable aux Juifs, dont certains font une fortune brillante, mais l’écrasante majorité de la population juive est constituée d’artisans, de petits commerçants et de colporteurs qui vivent comme par le passé dans des conditions précaires.


Les Granas (hébreu : גורנים Gorneyim, sing. Gorni « de Legorn », c’est-à-dire Livourne) sont les Juifs portugais établis dans la ville toscane de Livourne, à la suite de leur expulsion de la péninsule ibérique ainsi que leurs descendants. S’adonnant à toutes les activités économiques liées à la guerre de course, depuis le rachat des captifs jusqu’à l’assurance maritime en passant par le commerce extérieur, principalement avec l’Italie, leur rôle est tel qu’au cours de la première moitié du XVIIIème siècle les autorités tunisiennes créent à leur intention le « Suq el Grana » qui devient rapidement l’artère commerciale principale de Tunis.

L’exemple de Nissim Samama, né à Tunis en 1805 et mort à Livourne en 1873 est emblématique de l’évolution de l’élite judéo-tunisienne. Il s’est enrichi dans le commerce des tissus avant d’entrer au service du général Mahmoud ben Ayad comme secrétaire, puis du ministre Mustafa Khaznadar. Celui-ci lui confie les fonctions de trésorier et de contrôleur des finances ; sa fortune personnelle devient suspecte à beaucoup et il est accusé de prévarication !

La France et l’Angleterre exigent du bey d’appliquer les mêmes textes que ceux adoptés à Istambul concernant les non-musulmans. Par ailleurs le bey fait appel aux emprunts des banques européennes et devient incapable de rembourser ses dettes à l’étranger, et le pays traverse une crise économique et sociale grave.





Des réformes constitutionnelles sont mise en place et sont accueillies dans une certaine euphorie dans les milieux juifs. L’habillement distinctif est supprimé, ce qui donne lieu à ce commentaire de Ibn Abi Dhiyâf : « Le Prophète n’a jamais changé la tenue des Juifs de Médine ». Ibn Abi Dhiyâf est un historien et homme politique tunisien. Par le biais de sa position officielle, il se montre favorable aux réformes, à l'instar de celles mises en place dans l'Égypte de Méhémet Ali et dans l'Empire ottoman des tanzimat. Sa lettre sur le statut de la femme tunisienne a également retenu l'attention des historiens.

En 1881, la France impose son protectorat à la Tunisie, suite à la faillite économique de l’État tunisien. Ce protectorat est vécu par les Juifs tunisiens comme une émancipation ; ils vont même tenter de revendiquer la nationalité française. Au cours de la Grande Guerre, les relations entre les Juifs e leurs voisins musulmans se détériorent. Les Musulmans accusent les Juifs de s’être indument enrichis à la faveur de ce conflit, alors qu’eux-mêmes, au contraire des Juifs exemptés du service militaire, avaient payé un pourd tribu de sang aux côtés de l’armée française. En réalité, l’exemption du service militaire pour certaines catégories était conforme à la tradition militaire tunisienne. Et bon nombre de Musulmans se sont enrichis à cette occasion (comme en Algérie, d’ailleurs).

Mais tout cela provoque des bagarres de rues. En novembre 1918, ce sera au tour de l’Alliance israélite universelle d’entrer en lice en accusant des fonctionnaires de police d’avoir encouragé par leur actes et leurs propos les attaques contre les Juifs. La Cour d’Appel d’Alger lui a donné raison. Le journal As Sawâb invite la presse arabe à défendre les Juifs et à faire campagne pour le rapprochement judéo-musulman.

Dès lors, on va assister à l’ouverture des rangs du Destour aux Juifs (Le Destour est un parti politique tunisien fondé en 19201 et dont le but est de libérer la Tunisie du protectorat français. Généralement traduit par « constitutionnel », le terme Destour est vraisemblablement d'origine persane, via le turc présent en Afrique du Nord du Moyen Âge au XIXe siècle). 

La question de la naturalisation française individuelle refait surface, dans la mesure où la colonisation et la modernisation ont affecté en profondeur la communauté juive qui connaît un accroissement continu.

Formée d'intellectuels, de médecins, d'avocats et de journalistes, la nouvelle élite est issue des écoles de l'Alliance israélite universelle qui a ouvert des établissements dans toutes les grandes villes littorales. À la veille de la première guerre mondiale, 3000 élèves y sont scolarisés. Le directeur de l'école de Tunis arrive à discipliner l'apathie de beaucoup de parents et à se concilier le fanatisme de quelques rabbins indigènes.

C'est toute la question du rapport de la religion et de la modernité qui est soulevée dans la communauté juive, les traditionalistes craignant que la modernisation n'entraîne une déconfessionnalisation de la vie juive. L'Alliance est attaquée par le mouvement sioniste qui l'accuse de déjudaïser les élèves.

Considérant l'antisémitisme comme une régression culturelle, l'Alliance fait le pari de l'émancipation pour le combattre. Pour les sionistes, l'émancipation est une pire utopie et l'antisémitisme indéracinable.

La crise de 1929 paupérise une bonne partie de la population urbaine et rurale du pays. S'y ajoute la querelle entre Juifs au sujet du nouveau rabbin : venant de France ou tunisien ... ou italien ? Finalement c'est un rabbin de Bordeaux qui est nommé par les autorités du protectorat, qui fait marche arrière devant les protestations du bey lui-même.

Bourguiba jeune et en 1927
Bourguiba en 1930 et en 1936
 Pendant ce temps, Habib Bourguiba procède à la refondation du mouvement national autour du Néo-Destour, et c'est au cours des années 1930 que le sionisme tunisien connait son expansion. Jusqu'à la deuxième guerre mondiale, les sionistes parlent peu de retour vers la Terre promise, leur discours portant davantage vers les réalisations du "Foyer national juif" érigé en Palestine aux termes de la déclaration Balfour de 1917.


Des récriminations réciproques entre Juifs et Musulmans se produisent, alors qu'elles sont alimentées par la révolte palestinienne des années 1930 et sa répression par l'armée anglaise, qui a suscité des mouvements de solidarité en Tunisie, mais aussi de graves incidents  à Gafsa en 1936, même si ils sont condamnés par les autorités politiques et religieuses.

La défaite de la France en 1940 est perçue par l'opinion musulmane comme l'événement le plus humiliant de son histoire : "Le protectorat est mort, noyé dans les eaux de Dunkerque" peut-on lire dans un tract distribué dans plusieurs villes de Tunisie. 

La propagande nazie bat son plein : "Vers 17h30, les cafés des villes et des villages se remplissaient et on y attendait le coup de canon et l'annonce Ici Berlin comme le canon pendant le Ramadan tellement l'effet de ces émission était prenant" raconte Rachid Driss, homme politique et écrivain tunisien.

Le résident général Esteva écarte les Juifs des fonctions électives, tandis qu'à Gabès des émeutiers du quartier musulman se livrent à un véritable pogrom. Une atmosphère délétère s'installe : "en quelques jours, en quelques heures, les éléments d'âme, d'histoire, de coutumes, de lois, d'amitié ... se dissocient ... Chaque groupe, et dans le groupe, chaque individu se replie sur ses angoisses, ses appréhensions, ses calculs." (Charles Saumagne, haut fonctionnaire de l'administration du protectorat).



Harcelée et humiliée, la communauté juive voit ses biens confisqués, ses hommes internés sur ordre des Allemands qui ont imposé de lourdes amende collectives à ses organes dirigeants. Victimes de rafles, quelque 5000 Juifs sont contraints au travail forcé. Certains sont exécutés et quelques autres déportés dans les camps en Europe d'où ils ne sont jamais revenus.


Le nouveau bey, Moncef, est particulièrement aimable avec les Juifs, et attribue même la décoration du Nichan Ifrikhar à son tailleur, ancien membre du Conseil de la communauté israélite, alors qu'elle n'est décernée qu'à des sujets musulmans et des chefs d'État étrangers.

Les Juifs entrent dans une nouvelle zone de turbulence au lendemain de la seconde guerre mondiale : en juin 1952, une cinquantaine d'émeutiers saccagent maisons et boutique juives.

Le 31 juillet 1954, Pierre Mendès France promet à Carthage l'autonomie interne de la Tunisie. Le Premier ministre Tahar ben Ammar affirme alors que la Tunisie considère les Musulmans et les Juifs comme des frères ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs.


La Tunisie devient un pays indépendant en 1956. C'est le Président de la République Habib Bourguiba qui procède à la nomination du nouveau grand rabbin de Tunisie, le critère religieux n'est plus retenu pour l'octroi de la nationalité tunisienne.

Bourguiba tient à souligner la nécessité de reconnaître la liberté de conscience, le libre exercice des cultes et l'égalité de tous les citoyens sans distinction de race ou de confession. Une clarification indispensable après la proclamation de l'Islam comme religion de l'État.

Mais la crise de Bizerte et surtout les répercussions de la guerre israélo-arabe de juin 1967 précipitent la volonté de départ des Juifs tunisiens. Ces départs, considérés comme libérateurs, n'effacent pas le sentiment d'adhésion au pays natal. Ils sont pourtant inexorables.

Festival international de Carthage - 2017
 Mais c'est dans le domaine musical que la notion de patrimoine partagé trouve tout son sens. La Philarmonique de Tunis a été créée par les Grana. Elle est rapidement devenue populaire et constitue un espace d'échange, d'interférences et d'emprunts entre les musiques musulmane et juive.

En conclusion, l'auteur souligne que "la recherche en sciences sociales dans notre pays et ailleurs investit dans des domaines qui ne cessent de se renouveler. L'une des découvertes majeures est que les nations, les sociétés, les États se jaugent et se jugent sur le sort qu'ils réservent à leurs minorités ... leur connaissance permet une meilleure intelligence du devenir de la société toute entière ... L'histoire des Juifs de Tunisie est donc inséparable de l'histoire nationale".

Voilà pourquoi nous avons fait la recension de son livre.