dimanche 1 mai 2016

LA SCIENCE VOILÉE




Création le 1 mai 2016
Modification 1 le 20 mai 2016

Dans sa présentation du « Rapport arabe sur le développement humain, Vers une société du savoir », la secrétaire générale adjointe des Nations Unies et directrice régionale du bureau du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) pour les États arabes met l’accent sur la nécessité d’institutions économiques, sociales et politiques efficaces pour la construction d’une « société du savoir ». Le développement d’un modèle arabe de savoir authentique, tolérant et éclairé, est un des piliers d’une société arabe du savoir … Cet appel est plus que jamais d’actualité.


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Faouzia Farida Charfi est une universitaire, professeur de physique et femme politique tunisienne. Elle a été Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique du 17 janvier au 2 mars 2011. La même année, elle déclare que « le projet islamiste est un projet global qui ne vise pas seulement à changer la Constitution, mais toute la société : les femmes, l'éducation et la pensée scientifique ». Le Président Bourguiba avait construit un État moderne, mais qui ne tolérait aucune voix discordante. C’est dans ce contexte qu’est né le mouvement islamiste tunisien.

Les résultats ne se sont pas trop fait attendre. À l’université tunisienne, un nombre appréciable d’étudiants ont été séduits par le projet islamiste, en particulier dans les établissements scientifiques. Au début des années 1980, Faouzia Charfi a été confrontée aux réticences de ses étudiants, exprimées avec conviction, à la théorie de la relativité restreinte : ils affirmaient qu’Einstein s’était trompé, que la lumière ne se propageait pas à 300 000 kilomètres par seconde, mais avec une vitesse infinie !

Au début de l’Islam, des savants - philosophes, astronomes, mathématiciens - ont largement contribué à l’héritage culturel de l’humanité, démontrant par l’importance et la diversité de leurs travaux que l’Islam n’est pas un obstacle au développement de la science. Mais déjà au XIVème siècle Ibn Khaldun faisait le constat du déclin des sciences rationnelles au Maghreb.

Actuellement, Faouzia Charfi estime que les islamistes font de l’école l’enjeu majeur, et s’interroge sur les atouts et les faiblesses de la Tunisie dans sa lutte contre l’obscurantisme.

Quelle est la place de la science écrite arabe dans l’histoire de la science ? Pendant sept siècles, les musulmans ont brillé dans toutes les disciplines scientifiques. Lorsque nait la science arabe, les œuvres de référence sont celles du dernier grand astronome de la Grèce antique, Ptolémée, traduites au mieux en arabe. Deux observatoires sont construits à Bagdad et à Damas, permettant - entre autres - de déterminer l’heure des cinq prières quotidiennes ainsi que le calendrier lunaire. Ibn al-Haytham établit les lois de la physique des rayons lumineux de la réflexion et de la réfraction. Des tables astronomiques sont composées, que l’Europe exploitera plus tard.

Comment ces travaux, jamais traduits en latin, sont passés de l’Orient vers l’Europe ? Les récentes recherches indiquent que certains documents arabes ont pu être transmis par l’intermédiaire de sources byzantines parvenues en Italie au XVème siècle. Mais en Europe, les travaux de Galilée se heurtent aux préjugés aussi bien catholiques que protestants : après la lecture de la sentence de l’Inquisition le 22 juin 1633, Galilée est contraint d’abjurer publiquement ! Ce n’est qu’en 1822 que les membres du Saint-Office levèrent l’interdiction du droit d’imprimer et de publier les ouvrages traitant de la mobilité de la terre et de l’immobilité du soleil.

Tandis que la science a continué son chemin en Europe, la faisant entrer dans une modernité intellectuelle et induisant un développement remarquable des techniques, les pays de l’Islam mesurent le retard scientifique accumulé, dans la mesure où la modernisation de l’enseignement n’a touché qu’une minorité, le plus grand nombre se trouvant dans les établissements traditionnels transmettant la pensée conservatrice.

Quand le « blocage » des sociétés musulmanes s’est-il produit ? L’Indo-Pakistanais Fazrul Rahman estime que l’enseignement traditionnel s’est basé sur l’accumulation de savoirs encyclopédiques en opposition aux disciplines rationnelles : le fait de ne prendre en compte ni le temps ni le contexte historique a privé les sociétés musulmanes de toute lecture de leur passé, les a rendues impuissantes à vivre leur présent, devenu une impossible duplication de leur passé.

Résultat, selon Faouzia Charfi :  « l’évolution technique, les considérables avancées de la connaissance, ont induit une dissymétrie entre la civilisation occidentale, devenue universelle, qui subjugue le monde par ses inventions et les nouvelles tentations qu’elle suscite, et la civilisation islamique qui est un ensemble de traditions et de représentations qui se trouvent actuellement fortement mises en question, sinon en voie d’extinction pure et simple. »

Le cheikh afghan Jamal Eddine considère que, partout où elle s’est installée, la religion musulmane a cherché à étouffer les sciences. Il attribue la responsabilité aux despotes, tel le calife Al Hadi « qui a fait périr à Bagdad 5000 (?) philosophes pour détruire jusqu’au germe des sciences dans les pays musulmans ». Cette prise de conscience a entraîné des réformes politiques dans les pays musulmans au cours du XIXème siècle. Par exemple le lycée impérial ottoman (Mektebi sultani) de Galagtasaray (1868), réalisé avec le concours de Napoléon III et conçu suivant le schéma des lycées français est un des symboles de cette période de modernisation.

De même l’expédition scientifique (et militaire) de 1798 en Égypte provoque un choc culturel qui ne laisse pas indifférent les dirigeants politiques. Le pacha Mohamed Ali envoie en mission de 5 ans à Paris en 1826 un jeune diplômé de l’Université d’Al Azhar, Rifaa at-Tahtawi avec vingt-cinq jeunes princes. Ce dernier publie en 1834 son rapport qui se termine ainsi : « Par Dieu, durant tout mon séjour dans ce pays-là, à le voir jouir de toutes ces choses tandis que les royaumes de l’Islam en sont dépourvus, j’éprouvais un regret perpétuel … Je prie Dieu qu’il veuille par ces pages arracher au sommeil de l’incurie tous les peuples de l’Islam, aussi bien arabes que non arabes. »

En Tunisie Ahmed Bey crée en 1838 l’école polytechnique du Bardo pour la formation des cadres de l’armée. Toutes les disciplines techniques militaires étaient enseignées en français, étant donné l’abondance des ouvrages militaires écrits en cette langue.

En Iran, en 1849, Amir Kabir, le premier chah d’Iran à s’être rendu en France, crée Dar ol-fonum (École polytechnique) où sont enseignées la technologie, les techniques militaires et les disciplines industrielles; les cours sont dispensés en persan, avec des élèves servant d’interprètes. Les enseignants européens, majoritairement français, faisaient traduire et imprimer leurs manuels de cours en persan.


En 1875, Kheireddine crée le collège Sadiki qui délivre une double formation : l’enseignement traditionnel du texte coranique, de la langue arabe et de la civilisation musulmane, et d’autre part les d disciplines scientifiques, les langues étrangères, l’histoire et la philosophie. L’auteur avait séjourné à Paris de 1853 à 1857. Il rappelle à juste titre le temps où les sciences étaient une priorité dans l’ancienne société musulmane. Il trouve humiliant, antiéconomique, anxiolytique de devoir recourir à l’étranger pour presque tous les objets de première nécessité et considère que le développement des pays européens a été favorisé par des institutions politiques basées sur la justice et la liberté.

Il y eut au XIXème siècle une période de renaissance en Tunisie (Nahdha). Parmi les réformes, l’abolition de l’esclavage, de manière progressive de 1842 à 1845. décision unique dans le monde arabe de l’époque. En 1861, une réforme (éphémère), la première Constitution tunisienne qui prévoyait la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire …

Mais l’élan vers le modernisme des Tunisiens ne faisait pas l’unanimité. Vers la fin des années  70, un nouveau discours sur la science est apparu. Il exprimait le besoin d’une concordance avec les textes sacrés, voire réfutait cetaines théories jugées non conformes à l’islam. En 1990, un professeur de mathématiques de la faculté des sciences de Tunis déclarait que le « Big Bang » a été « prévu » dans le Coran (verset 13 de la sourate 13 intitulée Erraad « le tonnerre » : "Le tonnerre grondant célèbre ses louanges. Les anges saisis de crainte le glorifient. Il lance la foudre et en atteint qui il veut. Et l’on ose encore disputer de la puissance de Dieu dont les ripostes sont terrifiantes. »

D’autres vont même déchiffrer dans le Coran la formule chimique de l’eau, l’annonce de la propulsion électrique et la justification des tables tournantes …


Dans le monde francophone, Maurice Bucaille est un médecin français converti à l’Islam, et publie un livre qui fait ressortir que le Coran touche à toutes les branches de la physique. Or la tradition orale du Coran a donné lieu ensuite à un texte coranique qui a été rassemblé après la mort du Prophète. Le troisième calife de l’Islam, Othman, qui régna de 644 à 656, prit la décision politique d’unifier le texte reçu et d’en faire le recueil unique, appelé mushaf.  « Les recueils non officiels furent brûlés, de peur que les musulmans ne fussent en désaccord au sujet de leur Livre. » (Bucaille).

Plusieurs versets du Coran font référence aux « sept cieux » (versets 67-3 et 65-12). Chaque auteur a son explication et critique les autres … sans donner d’explication scientifique. Sur internet certains s’en donnent à cœur joie, et suite à une erreur expérimentale reconnue de l’expérience internationale OPERA, affirment que les neutrinos circulent à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Beaucoup d’auteurs se prévalent du titre de « Docteur ».

Un nombre non négligeable d’étudiants musulmans se laissent endoctriner par ces discours qui prolifèrent sur la Toile et la télévision. Le discours « la science est la religion et la religion est la science » éclaire la raison de la fermeture du monde musulman à la science qui n’est acceptée qu’à condition d’être intégrée à la religion. Et le public n’a pas la culture nécessaire pour prendre conscience … (Science sans conscience, disait Descartes)

Dans le chapitre 4, Faouzia Charfi traite de la théorie de l’évolution. En 1831, Darwin voyage autour du monde pendant cinq ans. 


Darwin par George Richmond


Lors de ce périple, il est frappé par les relations géologiques entre les habitants et les fossiles d’Amérique du sud. Pour lui, dans un corps animal, la production d’un nouvel organe résulte de la survenue d’un nouveau besoin et son développement est conditionné par l’usage ou le non-usage qui en est fait par les organismes dans un milieu donné. C’est la théorie de l’évolution. À aucun moment il n’est question de religion. La première édition est épuisée le jour même. Dans la deuxième, Darwin y mentionne la notion de Créateur : « N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses puissances diverses insufflées primitivement par le Créateur dans un petit nombre de formes, ou même à une seule ? ».

Les fondamentalistes américains - qui savent tout - considèrent que l’univers a été créé il y a 20 000 ans, et la vie en « six jours » (jours calendaires ou jours « périodes » ?). Des lois antiévolutionistes furent adoptées aux Etats Unis … et perdurèrent au Tennessee jusqu’en 1967 ! Ils s’imaginaient que la terre avait été entièrement recouverte d’eau pendant le déluge, sans préciser d’où venait l’eau ! Cette eau qui avait même recouvert le mont Ararat (alors qu’il s’agissait de l’échouage de l’arche de Noé dans la région des monts Ururu - le nom originel - , c’est à dire au bord de la mer Noire actuelle, en Géorgie !). Avec beaucoup de dollars à la clé, les mouvement anti-évolutionnistes américains ont pu fleurir « contre » la science évolutioniste.

Quant aux origines d’Adam, Tarek Oubrou, imam de la mosquée de Bordeaux, estime que le créationisme n’a pas de fondement coranique. Le sociologue marocain Reda Ben Kirane pense de même : « Le créationisme en Islam, une aberration". En Turquie, certains s’opposent à la théorie de l’évolution car ils l’associent à l’athéisme et au matérialisme et la jugent dangereuse pour la société sur le plan culturel ! Ils dépensent beaucoup d’argent pour diffuser leurs idées.

CHAPITRE 6 : L’école, un enjeu convoité

Pour avoir des citoyens acquis à leur cause, il faut les conditionner dès l’enfance. Il y a alliance de fait entre certains Américains et certains musulmans. De nombreuses tentatives sont faites en Europe pour infiltrer les thèses créationnistes, contraires au respect de la séparation entre science et religion. Faouzia Charfi produit les résultats d’une enquête réalisée en 2005 dans 34 pays : Sont en faveur de la théorie évolutionniste :
- Turquie : 25%
- Etats Unis : 40%
- France et Japon 80% et 78%
- Egypte 8%
- Kazakhstan : 37%

Et la Tunisie ?

Même si la parité hommes/femmes existe théoriquement, elle n’est pas appliquée. Mais plus nombreuses à l’Université (62%), elles choisissent de plus en plus les filières d’ingénieurs (40% dans les écoles d’ingénieurs les plus prestigieuses). Mais dans les  écoles, les islamistes enseignent que la démocratie est à écarter parce qu’elle est une doctrine occidentale « étrangère à notre civilisation », un régime incompatible avec l’Islam. On y enseigne que le mari peut répudier son  épouse à tout moment et qu’il peut la frapper, qu’il y a le droit de réduire les prisonniers de guerre en esclavage. On prétend qu’Einstein s’est trompé, que la vitesse de la lumière est infinie !!!

CONCLUSION

À un groupe d’étudiantes, le philosophe algérien Abdelhafidh Hamdi-Cherif leur a demandé de préparer un exposé sur la vérité. Travail exemplaire, mais la conclusion des jeunes personnes : Ce ne sont là qu’avis de philosophes. Nous, en tant que musulmans, nous avons Notre vérité dans le Coran et la Sunna … Dans ce cas Faouzia Charfi se demande si on peut attendre aujourd’hui, dans le monde arabe-musulman, une révolution scientifique et trouve difficile d’accepter une sentence qui effacerait le goût du savoir … Sa conclusion est la suivante :

« Un long chemin reste encore à faire dans l’ensemble du monde arabe. Ma conviction est qu’il vaut la peine d’être parcouru malgré les obstacles et je nourris l’espoir que bientôt les pays arabes se hisseront au rang de ceux qui ont accès au monde de la connaissance et contribueront au savoir universel. »