mardi 11 juin 2013
JUSTICE A LA TURQUE 4
Alexandre Dumas est le fils de Thomas Alexandre Davy de la Pailleterie, dit le général Dumas, mulâtre de Saint-Domingue, premier général ayant des origines afro-antillaises de l'armée française.
Pour bien comprendre, il faut avoir lu l'article précédent :
"Justice à la Turque 3"
Création le mardi 11 juin 2013
... Le secrétaire prit la plume. Le bey dicta :
Louange à Dieu, l’unique, auquel retourne toute chose. De la part de l’esclave de Dieu glorifié, de celui qui implore son pardon et son absolution ; Le mouchir Sidi-Hussein-Bacha, bey de Tunis, Fait, par le présent amra, défense à tout Juif de paraître dans les rues de Tunis avec un bonnet de coton sur la tête, sous peine d’avoir la tête tranchée ;
Donne vingt-quatre heures à tout propriétaire d’un bonnet de coton pour s’en défaire le plus avantageusement possible. À cet ordre toute obéissance est due. Écrit à la date du 21 avril, an 1243 de l’hégire.
Signé: Sidi HUSSEIN
— Comprends-tu ? demanda le bey au capitaine.
— Oh ! altesse, s’écria celui-ci dans l’enthousiasme, vous êtes le plus grand bey qui ait jamais existé !
— En ce cas, retourne à ton bâtiment et attends.
Une demi-heure après, la trompe retentissait dans les rues de Tunis et la population accourait à cet appel inusité. Au milieu des écouteurs, on remarquait les Juifs à leur air triomphant et à leur bonnet de coton incliné sur l’oreille. L’amra fut lu à haute et intelligible voix. Le premier mouvement des Juifs fut de prendre chacun son bonnet de coton et de le jeter au feu.
Cependant, en y réfléchissant, le doyen de la synagogue vit que chacun avait vingt-quatre heures pour se défaire de sa propriété. Le Juif est essentiellement calculateur. Chaque Juif calcula que mieux valait perdre moitié et même les trois quarts que de perdre le tout. Comme ils avaient vingt-quatre heures devant eux, ils commencèrent par faire leur prix avec les bateliers qui, la première fois, avaient profité de la presse pour les voler. Puis, le prix fait, ils se dirigèrent vers le trois-mâts. Deux heures après, le trois-mâts était entouré de barques.
— Capitaine ! capitaine ! crièrent douze mille voix; à vendre des bonnets de coton ! des bonnets de coton à vendre !
— Peuh ! fit le capitaine.
— Capitaine c’est d’occasion ! capitaine, vous les aurez à bon marché !
— Je reçois une lettre d’Europe, dit le capitaine.
— Eh bien ? eh bien ?
— Elle annonce une grande baisse sur les bonnets de coton.
— Capitaine, nous perdrons dessus.
— Soit, dit le capitaine. Je vous préviens donc que je ne puis les reprendre qu’à moitié prix.
— À moitié prix, soit.
— Je les ai payés quarante sous. Que ceux qui veulent donner leurs bonnets de coton pour vingt sous entrent par babord et sortent par tribord.
— Oh ! capitaine !
— C’est à prendre ou à laisser.
— Capitaine !
— Holà ! pour appareiller, tout le monde ! cria le capitaine.
— Que faites-vous, capitaine, que faites-vous ?
— Eh ! parbleu ! je lève l’ancre.
— Capitaine, à quarante sous.
Le capitaine continua de donner ordre pour appareiller.
— Capitaine, à trente sous.
La grande voile se déroula le long du mât, et l’on entendit crier la chaîne du cabestan.
— Capitaine ! capitaine ! nous consentons !
— Stop ! cria le capitaine.
Les Juifs montèrent un par un par bâbord et sortirent par tribord. Chacun remit son bonnet de coton et reçut vingt sous. Ils avaient deux fois sauvé leur tête pour la misère de trois francs : ce n’était pas cher. Quant au capitaine, il était rentré dans sa marchandise, et il lui restait trente-six mille francs de bénéfice net. Comme il était un homme qui savait vivre, il prit dix-huit mille francs dans son canot, et s’en alla chez le bey.
— Eh bien ? lui demanda le bey.
Le capitaine se prosterna dans la poussière et baisa la babouche du bey.
— Eh bien ! je viens remercier Ton Altesse.
— Es-tu content ?
— Dans l’enthousiasme.
— Regardes-tu l’indemnité comme suffisante ?
— Je la regarde comme exagérée. Aussi, je viens offrir à Ton Altesse...
— Quoi ?
— La moitié des trente-six mille francs que j’ai réalisés.
— Allons donc ! dit le bey, ne t’ai-je pas promis de te rendre la justice à la turque ?
— Sans doute.
— Eh bien ! la justice à la turque se rend gratis.
— Tron de l’air ! fit le capitaine, en France, un juge ne se serait point contenté de la moitié : il eût pris au moins les trois quarts.
— Voilà où est ton erreur, dit le bey : il eût pris tout.
— Allons, allons, dit le capitaine, je vois que vous connaissez la France aussi bien que moi.
Et il se prosterna dans la poussière pour baiser les babouches du bey. Mais celui-ci lui présenta sa main. Le capitaine revint à son bâtiment avec ses dix-huit mille francs. Un quart d’heure après, il s’éloignait, toutes voiles dehors. Il avait peur que le bey ne se ravisât.
Les Juifs ne connurent jamais la cause de ces deux amras d’une teneur si opposée. Seulement, ils comprirent, ce qui était facile à comprendre, que c’était une façon d’impôt qu’il avait plu à leur tout-puissant seigneur de lever sur eux. Mais cet impôt, tout au contraire des autres, leur avait laissé un doux souvenir. C’était celui de l’élégante coiffure qu’ils avaient portée pendant vingt-quatre heures, et qu’ils regardaient comme bien préférable à leur bonnet jaune ou à leur turban noir. Aussi, lors de l’avènement au trône du bey actuel, et l’on sait que tout avènement est une époque de grâces, demandèrent-ils que le bonnet de coton leur fût accordé.
Le bey n’y vit pas d’inconvénient, et comme au contraire c’était un grand partisan du progrès, il autorisa cette gracieuse coiffure, qui est un signe essentiel et typique de la civilisation européenne.
On ne demande qu'à … en rire !