mercredi 5 juin 2013

JUSTICE A LA TURQUE 2



 Les mille et une facettes d'Alexandre Dumas


 Création le 5 juin 2013

 Pour bien comprendre, il faut avoir lu l'article précédent :

"Justice à la Turque 1"

Le capitaine baisa les babouches du bey et le suivit. Le bey descendit à son palais, et fit entrer le capitaine.
— Combien le raïa-marsa a-t-il exigé de toi ? demanda-t-il.
— Quinze cents francs.
— Et tu trouves que cette somme est trop forte ?
— Altesse, c’est mon humble opinion.
— Trop forte de combien ?
— Des deux tiers au moins.
— C’est juste ; voici quinze cents piastres qui font juste millefrancs.
— Altesse, dit le capitaine, vous êtes la balance de la justice divine.

 
Et il baisa les babouches du bey. Puis il s’apprêta à sortir.
— N’as-tu pas d’autre réclamation à me faire ? dit le bey, l’arrêtant.
— J’en aurais bien une, Altesse, mais je n’ose pas.
— Ose.
— Il me semble qu’il me serait dû une indemnité pour le temps que j’ai perdu à attendre le jugement mémorable que tu viens de rendre.
— C’est juste.
— D’autant plus, continua le capitaine, enhardi par l’approbation du bey, d’autant plus que j’étais attendu à Gibraltar pour le commencement de l’hiver, que nous voilà arrivés à la fin, et que le temps favorable au débit de ma cargaison est passé.
— Et de quoi se compose ta cargaison ? demanda le bey.
— De bonnets de coton, Altesse.
— Qu’entends-tu par bonnets de coton ?

 
Le capitaine tira de sa poche un spécimen de sa marchandise, et le présenta au bey.
— À quoi sert cet ustensile ? demanda celui-ci.
— À mettre sur la tête, répondit le capitaine.
Et, joignant l’exemple au précepte, il se coiffa du bonnet en question.
— C’est fort laid, dit le bey.
— Mais c’est très commode, répondit le capitaine.
— Et tu dis que le retard que j’ai apporté à te rendre justice te fait tort ?
— Tort de dix mille francs au moins, Altesse.
— Attends !

 
Le bey appela son secrétaire. Le secrétaire entra, croisa ses mains sur sa poitrine, et s’inclina jusqu’à terre.
— Mets-toi là et écris, dit le bey.

 
Le secrétaire obéit. Le bey dicta quelques lignes auxquelles le capitaine ne comprit absolument rien, attendu que c’était de l’arabe.
Puis, lorsque le secrétaire eut fini :
— C’est bien, dit-il ; fais proclamer cet amra par la ville.

 
Le secrétaire croisa ses mains sur sa poitrine, s’inclina jusqu’à terre, et sortit.
— Pardon, dit le capitaine.
— Quoi encore ?
— Sans indiscrétion, puis-je demander à Votre Altesse la teneur de cet arrêté ?
— Parfaitement ; c’est un ordre à tous les Juifs de Tunis d’avoir à se coiffer, dans les vingt-quatre heures, d’un bonnet de coton, sous peine d’avoir la tête tranchée.
— Ah ! tron de l’air ! s’écria le capitaine, je comprends.
— Alors, si tu comprends, retourne à ton bâtiment, et tire le meilleur parti de ta marchandise ; tu ne tarderas pas à avoir de la pratique.


Le capitaine se précipita aux pieds du bey, baisa ses babouches, et se fit conduire à son bâtiment. Pendant ce temps, on publiait à son de trompe dans les rues de Tunis l’amra suivant :


Louange à Dieu, l’Unique, auquel retourne toute chose. De la part de l’esclave de Dieu glorifié, de celui qui implore son pardon et son absolution. Le mouchir Sidi-Hussein-Bacha, bey de Tunis, Fait défense à tout Juif, Israélite, ou Nazaréen, de sortir dans les rues de Tunis sans avoir coiffé sa tête infidèle et maudite d’un bonnet de coton ; Et ce, sous peine d’avoir la tête tranchée ; Donnant aux mécréants vingt-quatre heures de délai seulement pour se procurer la coiffure susdite. À cet ordre toute obéissance est due. Écrit en la date du 20 avril, an 1243 de l’Hégire.

On devine l’effet que produisit une pareille publication dans les rues de Tunis. Les vingt-cinq mille Juifs qui forment la population israélite de la ville se regardèrent épouvantés, en se demandant quelle était cette huitième plaie qui fondait sur le peuple de Dieu. Les plus savants rabbins furent interrogés, mais aucun d’eux ne se faisait une idée bien exacte de ce que c’était que ce bonnet de coton. Enfin un gourni, c’est ainsi qu’on appelle les Juifs de Livourne, enfin un gourni se rappela avoir vu entrer un jour, dans le port de la susdite ville, un équipage normand orné de ladite coiffure. C’était déjà quelque chose que de connaître l’objet qu’il fallait se procurer ; il restait à savoir où se le procurer. 

Douze mille bonnets de coton ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval. Les hommes se tordaient les bras, les femmes s’arrachaient les cheveux, les enfants mangeaient la terre. Et tous levaient les mains au ciel en criant : « Dieu d’Israël, toi qui nous a fait tomber la manne, dis-nous où nous trouverons des bonnets de coton. »

( La suite au prochain article )