vendredi 31 mai 2013

JUSTICE A LA TURQUE 1


Création le 31 mai 2013

"En 1846, Alexandre Dumas fit un voyage semi-officiel du Maroc jusqu'en Tunisie en passant par l'Algérie. Il en ramèna des souvenirs dans son livre "Le Véloce", du nom de la corvette militaire mise à sa disposition. Sa plume est tour à tour affutée, drôle, caricaturale, vulgarisatrice, exotique, patriotique, à la limite raciste".


Il y a vingt ans à peu près de cela, sous le règne de l’autre bey, un coup de vent poussa dans la rade de Tunis un capitaine marseillais dont le bâtiment portait à Gibraltar un chargement de bonnets de coton.

À cette époque, on payait un droit d’entrée dans le port de Tunis, et ce droit, abandonné au caprice du raïa-marsa, c’est-à-dire du capitaine de la rade, était fort arbitraire. Le capitaine marseillais se trouva naturellement soumis à cet impôt ; le raïa-marsa le fixa, naturellement encore, à une somme exorbitante. Les vieux Phocéens sont durs en matière d’impôts : ils n’oublient pas que Marseille, fille de Phocée, sœur de Rome, rivale de Carthage, a refusé de payer impôt à Jules César ; or, on paye difficilement à un raïa-marsa ce qu’on a refusé de payer à Jules César.

Il fallut cependant que le pauvre spéculateur s’exécutât : il était sous la patte du lion. Seulement, tout en y laissant une partie de sa peau, il lui glissa entre les griffes, et courut se jeter aux genoux du bey. Le bey écouta la plainte du giaour. Puis, lorsqu’il eut écouté la plainte, lorsqu’il se fut assuré que la somme accusée était exacte, il dit : « Veux-tu qu’on t’en rende justice à la turqueou à la française ? »

Le Marseillais réfléchit longuement, et par une confiance qui faisait honneur à la législation de sa terre natale, il répondit : « À la française".
— C’est bien, dit le bey, retourne à ton bâtiment et attends. »

Le capitaine baisa les babouches de Son Altesse, retourna à son bâtiment, et attendit. Il attendit un mois, deux mois, trois mois.
Au bout de trois mois, trouvant l’attente longue, il descendit à terre, et se tint sur le passage du bey. Le bey passa. Le capitaine se jeta à ses pieds.
— Altesse, dit-il, tu m’as oublié ?
— Non pas, répondit le bey ; tu es le capitaine franc qui est venu se plaindre à moi du raïa-marsa.
— Et à qui vous avez promis justice.
— Oui ; mais justice à la française.
— Sans doute.
— Eh bien ! de quoi te plains-tu ?
— D’attendre inutilement cette justice depuis trois mois.
— Écoute, dit le bey. Il y a trois ans que ton consul m’a manqué de respect. Je me suis plaint depuis trois ans à ton roi, lui demandant justice, et j’attends depuis trois ans. Reviens dans trois ans, et nous verrons.
— Diable ! dit le capitaine qui commençait à comprendre, et il n’y a pas moyen d’abréger le délai, Altesse ?
— Tu as demandé justice à la française.
— Mais si j’eusse demandé justice à la turque ?
— C’eût été autre chose, et justice t’eût été faite à l’instant même.
— Est-il encore temps de revenir sur ce que j’ai dit ?
— Il est toujours temps de bien faire.
— Justice à la turque, alors, Altesse, justice à la turque !
— Alors, suis-moi.

Le capitaine baisa les babouches du bey et le suivit. Le bey descendit à son palais, et fit entrer le capitaine.
— Combien le raïa-marsa a-t-il exigé de toi ? demanda-t-il.
— Quinze cents francs.
— Et tu trouves que cette somme est trop forte ?
— Altesse, c’est mon humble opinion.
— Trop forte de combien ?
— Des deux tiers au moins.
— C’est juste ; voici quinze cents piastres qui font juste millefrancs.
— Altesse, dit le capitaine, vous êtes la balance de la justicedivine.

Et il baisa les babouches du bey. Puis il s’apprêta à sortir.
— N’as-tu pas d’autre réclamation à me faire ? dit le bey, l’arrêtant.
— J’en aurais bien une, Altesse, mais je n’ose pas.
— Ose.
— Il me semble qu’il me serait dû une indemnité pour le temps que j’ai perdu à attendre le jugement mémorable que tu viens de rendre.
— C’est juste.
— D’autant plus, continua le capitaine, enhardi par l’approbation du bey, d’autant plus que j’étais attendu à Gibraltar pour le commencement de l’hiver, que nous voilà arrivés à la fin, et quele temps favorable au débit de ma cargaison est passé.
— Et de quoi se compose ta cargaison ? demanda le bey.
— De bonnets de coton, Altesse.
— Qu’entends-tu par bonnets de coton ?

Le capitaine tira de sa poche un spécimen de sa marchandise,et le présenta au bey.
— À quoi sert cet ustensile ? demanda celui-ci.
— À mettre sur la tête, répondit le capitaine.

Et, joignant l’exemple au précepte, il se coiffa du bonnet en question.
— C’est fort laid, dit le bey.
— Mais c’est très commode, répondit le capitaine.
— Et tu dis que le retard que j’ai apporté à te rendre justice te fait tort ?
— Tort de dix mille francs au moins, Altesse.
— Attends !

Le bey appela son secrétaire. Le secrétaire entra, croisa ses mains sur sa poitrine, et s’inclina jusqu’à terre.
— Mets-toi là et écris, dit le bey.

Le secrétaire obéit. Le bey dicta quelques lignes auxquelles le capitaine ne comprit absolument rien, attendu que c’était de l’arabe. Puis, lorsque le secrétaire eut fini :
— C’est bien, dit-il ; fais proclamer cet amra par la ville.

Le secrétaire croisa ses mains sur sa poitrine, s’inclina jusqu’à terre, et sortit.
— Pardon, dit le capitaine.
— Quoi encore ?
— Sans indiscrétion, puis-je demander à Votre Altesse la teneur de cet arrêté ?
— Parfaitement ; c’est un ordre à tous les Juifs de Tunis d’avoir à se coiffer, dans les vingt-quatre heures, d’un bonnet de coton, sous peine d’avoir la tête tranché.
— Ah ! tron de l’air ! s’écria le capitaine, je comprends.
— Alors, si tu comprends, retourne à ton bâtiment, et tire le meilleur parti de ta marchandise ; tu ne tarderas pas à avoir de la pratique.
Le capitaine se précipita aux pieds du bey, baisa ses babouches, et se fit conduire à son bâtiment.

Pendant ce temps, on publiait à son de trompe dans les rues de Tunis l’amra suivant :
 
Louange à Dieu, l’unique, auquel retourne toute chose. De la part de l’esclave de Dieu glorifié, de celui qui implore son pardon et son absolution. Le mouchir Sidi-Hussein-Bacha, bey de Tunis, Fait défense à tout Juif, Israélite, ou Nazaréen, de sortir dans les rues de Tunis sans avoir coiffé sa tête infidèle et maudite d’un bonnet de coton ; Et ce, sous peine d’avoir la tête tranchée ; Donnant aux mécréants vingt-quatre heures de délai seulement pour se procurer la coiffure susdite. À cet ordre toute obéissance est due. Écrit en la date du 20 avril, an 1243 de l’hégire.

On devine l’effet que produisit une pareille publication dans les rues de Tunis. Les vingt-cinq mille Juifs qui forment la population israélite de la ville se regardèrent épouvantés, en se demandant quelle était cette huitième plaie qui fondait sur le peuple de Dieu. Les plus savants rabbins furent interrogés, mais aucun d’eux ne se faisaitune idée bien exacte de ce que c’était que ce bonnet de coton.

 Enfin un gourni, c’est ainsi qu’on appelle les Juifs de Livourne, enfin un gourni se rappela avoir vu entrer un jour, dans le port de la susdite ville, un équipage normand orné de ladite coiffure. C’était déjà quelque chose que de connaître l’objet qu’il fallait se procurer ; il restait à savoir où se le procurer. Douze mille bonnets de coton ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval. Les hommes se tordaient les bras, les femmes s’arrachaient les cheveux, les enfants mangeaient la terre. Et tous levaient les mains au ciel en criant : « Dieu d’Israël, toi qui nous a fait tomber la manne, dis-nous où nous trouverons des bonnets de coton. »

Au moment où la désolation était la plus grande, où les cris étaient les plus déchirants, un bruit sourd se répandit dans la multitude. Un bâtiment chargé de bonnets de coton était dans le port. On s’informa. C’était, disait-on, un trois-mâts marseillais. Seulement, aurait-il douze mille bonnets de coton pour tout le monde ? On se précipita vers les barques, on s’entassa comme dans un naufrage, et une véritable flottille couvrit le lac, s’avançant à force de rames vers la rade. 

À la Goulette, il y eut encombrement, cinq ou six barques coulèrent, mais, comme il n’y a que quatre pieds d’eau dans le lac de Tunis, personne ne se noya. On franchit le détroit et l’on s’avança vers le trois-mâts la Notre-Dame-de-la-Garde. Le capitaine était sur le pont et attendait. À l’aide d’une longue-vue, il avait vu l’embarquement, la lutte, le naufrage : il avait tout vu.

( la suite au prochain article ! )